19
DESTIN
La routine d’Abussos ne se trouva pas vraiment changée par la présence du bébé dans son campement. C’était le premier enfant que Lessien Idril et lui élevaient ensemble et ils étaient bien dépourvus face au poupon. Ignorant quoi faire, le dieu-hippocampe avait demandé à sa femme de s’en occuper. Elle n’était pas plus expérimentée que lui, mais l’improvisation faisait partie de ses belles qualités. Elle était donc descendue dans le monde des mortels pour y trouver un biberon. Les dieux ne consommaient évidemment pas de lait, mais elle pourrait le remplir avec le nectar cristallin dont ils avaient tous besoin pour survivre.
Se dirigeant vers le Château d’Émeraude où vivaient plusieurs de ses enfants, Lessien Idril avait ressenti la frustration de Nashoba et avait décidé de lui consacrer un peu de temps. Heureusement, d’ailleurs. Sans son intervention, l’âme du dieu-loup n’aurait jamais pu se libérer seule du piège où Akuretari l’avait enfermée. Elle avait ensuite poursuivi son chemin jusque chez Nahélé et Naalnish, qui vivaient dans la même famille. Après les avoir épiés sous un bouclier d’invisibilité, la déesse-louve avait pris l’un des nombreux biberons qui servaient à nourrir les jumeaux, puis était retournée dans son monde.
Le petit Nayati était vorace. Lorsqu’il avait terminé une bouteille, il pleurait pour en avoir une autre. Lessien Idril ne s’en plaignait pas. Toute sa vie, elle avait rêvé de prendre soin d’un bébé. Même les souhaits des dieux fondateurs étaient parfois exaucés. Elle le berçait toute la journée et lui parlait pour lui inculquer de bons préceptes. Nayati gardait ses yeux bleus braqués sur elle en tétant tranquillement. Lorsqu’il commençait à fermer les paupières, la déesse le déposait dans son berceau de bois.
Abussos, qui passait presque tout son temps dans les forêts célestes, à fabriquer des flûtes et des canots et à jouer de tristes mélodies, ne voyait l’enfant que lorsqu’il rentrait, au coucher du soleil divin. Il s’assoyait près du petit lit qu’il agitait doucement en contemplant les iris azurés de son fils jusqu’à ce qu’il s’endorme. Le dieu-hippocampe serait un jour obligé de conduire ce futur tyran à son dernier repos, afin d’épargner aux humains d’atroces souffrances, mais sa femme l’avait persuadé d’attendre qu’il commence à marcher. De cette façon, il pourrait avoir un peu de plaisir dans l’univers des disparus.
Les jours s’écoulèrent sans anicroches, jusqu’au soir où Abussos ne trouva pas Nayati dans son berceau. Pourtant, Lessien Idril tenait obstinément à imposer une solide routine au petit rebelle. Le dieu-hippocampe marcha donc jusqu’au feu de camp devant lequel sa femme était assise, croyant qu’elle avait gardé le bébé dans ses bras. Il constata avec surprise qu’il n’en était rien.
— Où est Nayati ?
— Dans son lit.
Abussos secoua la tête pour indiquer qu’elle se trompait. Lessien Idril bondit sur ses pieds et fonça dans la grande tente.
— Il a disparu… s’étrangla-t-elle.
— Où peut-il être allé ? se demanda le dieu-hippocampe en scrutant les alentours.
— Nulle part. Il n’est pas encore assez vieux pour marcher à quatre pattes. Quelqu’un l’a enlevé.
— Personne ne peut pénétrer dans notre monde, Idril.
Les dieux fondateurs appelèrent en même temps leur fidèle serviteur. Tayaress apparut immédiatement à l’entrée du tipi.
— Vénérables maîtres, les salua-t-il.
— Nayati est manquant, l’informa Lessien Idril en se tordant nerveusement les doigts.
— Lorsque je le retrouverai, quels sont mes ordres ?
— Tu le ramèneras, évidemment.
En scrutant le regard sombre d’Abussos, Tayaress devina que ce que le dieu-hippocampe désirait par-dessus tout, c’était de neutraliser son fils dragon.
— Il en sera fait selon votre désir.
L’Immortel se dématérialisa au milieu de sa courbette.
— J’espère qu’il ne lui est rien arrivé, s’attrista Lessien Idril.
Pour sa part, Abussos souhaitait plutôt que leur fils n’ait pas donné libre cours à sa sombre nature. Le couple fondateur alla s’asseoir devant le feu et garda le silence jusqu’au retour de Tayaress.
— Je l’ai retrouvé et j’ai fait en sorte qu’il ne flaire pas ma présence, annonça-t-il.
— Où est-il ? s’impatienta le dieu-hippocampe.
— Dans la forêt d’Émeraude. Je crois qu’il est à la recherche de Nashoba.
— Mais comment s’est-il rendu jusque-là ? s’étonna Lessien Idril.
— Par sa propre magie, apparemment.
— Il est tout petit !
— Plus maintenant.
— Conduis-moi jusqu’à lui, Tayaress, lui ordonna Abussos.
La déesse-louve se leva en même temps que son mari.
— Tu restes ici, décida le dieu-hippocampe.
— C’est aussi mon fils.
— Tu fais preuve de trop de tolérance envers lui.
— Abussos, je t’en conjure.
— Non, cette fois, tu ne m’influenceras pas. Tu sais aussi bien que moi de quoi il est capable. Ne nous suis pas.
Consternée, la déesse-louve baissa la tête. Les deux hommes disparurent en même temps pour réapparaître dans la forêt. Tayaress n’eut pas besoin d’indiquer où se trouvait Nayati. Abussos avait déjà senti sa terrible puissance.
— Ne laisse personne s’approcher d’ici.
Tayaress s’inclina et s’éloigna en direction opposée. Abussos serra les poings et avança entre les troncs. La pluie avait momentanément cessé, mais le ciel était couvert.
— Je sais que vous êtes là, fit alors une voix qui n’était pas celle d’un enfant.
Abussos pénétra dans une clairière. Un homme lui tournait le dos. Le dieu-hippocampe leva doucement la main, éclairant magiquement l’endroit dégarni d’arbres.
— Où est mon fils ?
L’étranger se retourna, mais il ne tenait pas le bébé dans ses bras. Ses yeux aussi clairs qu’un ciel d’été indiqua au dieu fondateur que l’enfant avait grandi.
— Comment est-ce possible ?
— J’avais commencé à utiliser mes pouvoirs avant ma mort, père.
— Personne n’a pu te montrer à vieillir à ta guise.
— Ce qu’on peut apprendre en observant les autres est vraiment surprenant.
— Pourquoi es-tu ici ?
— Je veux que mon dernier père me parle de ma courte vie. On oublie beaucoup de choses dans le monde lénifiant des disparus.
— Lorsque j’ai accepté de te laisser grandir, c’était dans mon monde à moi, pas dans celui des mortels. Marche avec moi et je te dirai ce que tu veux savoir. Les grandes règles de l’univers nous empêchent d’intervenir dans la vie des humains, surtout lorsqu’ils nous croient morts.
Abussos s’approcha prudemment de ce dieu qui pouvait se retourner contre lui à tout moment. Nayati ne semblait pas vouloir l’affronter, heureusement. Un duel entre deux divinités aussi puissantes qu’eux aurait eu des conséquences désastreuses pour les habitants de la région.
— Tu as été un bon fils, avoua Abussos.
— Alors pourquoi m’avez-vous laissé mourir ?
L’accusation était de taille, mais Nayati disait vrai. Lorsque l’Empereur Noir s’était présenté à la forteresse d’Émeraude,
Abussos en avait profité pour éliminer l’enfant avant qu’il ne commence à manifester sa véritable nature.
— Tu ne l’aurais pas compris à ce moment-là et je ne suis pas certain que tu le comprennes maintenant.
— Vous avez promis de me dire tout ce que je voulais savoir.
— Lorsque ta mère et moi avons décidé d’avoir des enfants, nous avons oublié un grand principe de la création. La lumière et l’obscurité doivent toujours être en équilibre. Nous avions déjà huit enfants lorsque nous nous sommes aperçus que nous avions commis une faute.
— Moi ?
— Je ne veux pour rien au monde te faire de la peine, Nayati, mais c’est toi qui as hérité du côté sombre de l’énergie que nous avons partagée entre ton frère Lazuli et toi.
— Mais si je ne m’abuse, vous êtes aussi le côté sombre de Lessien Idril, tout comme Nashoba est le côté sombre de Nahélé.
— C’est juste, mais en toi se sont rassemblés beaucoup plus de ténèbres.
— Si c’était vrai, je ressentirais un constant besoin de tuer, non ?
— Pas nécessairement, mon petit. Ce sont toutes tes réactions, toutes tes pensées et toutes tes décisions qui viseront à rabaisser les autres plutôt qu’à leur venir en aide. Tu ne penseras qu’à toi et à tes propres besoins et tu n’hésiteras pas à écraser quiconque te contredira, même un peuple tout entier.
— En cela, je ne suis pas vraiment différent de Nashoba, mais lui, vous le laissez vivre.
— Parce qu’il a le potentiel de changer.
— Et je ne l’ai pas ?
Nayati s’arrêta net en s’apercevant qu’ils ne marchaient plus dans la forêt, mais sur le sentier qui menait au portail du hall des disparus.
— Vous avez oublié mon puissant instinct de survie.
— Je le connais mieux que quiconque.
Je refuse de retourner dans ce monde sans saveur et sans défi.
— Il le faudra pourtant si tu ne m’obéis pas. Je t’ai accordé le droit d’évoluer dans mon monde, où je peux te surveiller. Si tu tentes de t’enfuir une seconde fois, je serai obligé d’utiliser la force.
La colère qui brillait dans les yeux de Nayati alarma Abussos. Devait-il s’emparer tout de suite de lui pour éviter le pire ?
— J’ai besoin de parler à ma mère, annonça Nayati en tournant les talons.
S’il avait choisi de vieillir jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, il n’en demeurait pas moins un très jeune dieu, qui n’avait pas eu le temps de mûrir. Abussos l’avait piégé sans la moindre difficulté. Mécontent, il retourna au campement de ses parents. Lessien Idril mit fin à sa méditation en ressentant son approche.
— Tu es devenu un beau jeune homme, le félicita-t-elle. Où as-tu trouvé ces vêtements ?
Il portait un pantalon de cuir noir et une chemise de soie tout aussi sombre, ainsi que des bottes.
— Je les ai trouvés dans la penderie de mon père, mais il n’était pas là, alors je suis parti à sa recherche.
Nayati s’assit de l’autre côté du feu. Il ne semblait pas menaçant.
— Tu parles de Nashoba, n’est-ce pas ?
— J’ai un bon souvenir de lui, mais beaucoup de détails ont été effacés de ma mémoire.
— C’est Abussos et moi qui l’avons voulu ainsi. C’est la même chose pour les humains. Puisqu’ils passeront l’éternité sur les plaines de lumière, tout comme les dieux dans le hall des disparus, nous désirions qu’ils ne souffrent plus. Nous avons donc créé des vapeurs destinées à effacer les souvenirs douloureux.
— Ai-je fait le mal durant ma courte vie ?
— Non, Nayati.
— Ai-je souffert ?
— Je t’en prie, cesse de te torturer ainsi.
— J’ai besoin de le savoir.
Lessien Idril se laissa attendrir par les larmes qui s’étaient mises à couler sur les joues de son fils.
— Viens t’asseoir près de moi.
Nayati lui obéit sur-le-champ.
— Regarde le feu.
La déesse-louve plaça la main sur la nuque du jeune homme. Aussitôt, les flammes se transformèrent en miroir. Nayati vit la naissance de Nemeroff et le bonheur de ses parents. Il assista à son enfance en accéléré, mais en ressentit toutes les émotions. Onyx l’aimait beaucoup, même s’il s’était fait un point d’honneur de traiter tous ses enfants de la même façon. C’était lui qu’il voyait sur le trône d’Émeraude. Il revit ses frères Atlance, Fabian et Maximilien avec qui il aimait jouer et à qui il racontait des histoires avant d’aller au lit. Puis le miroir s’assombrit.
— C’est tout ?
Lessien Idril caressa ses cheveux noirs pour le réconforter.
— Montrez-moi ce que mes frères sont devenus. Sont-ils toujours vivants ?
— Oui, mon chéri, et il s’en est ajouté d’autres, par la suite.
— Mes parents ont eu d’autres enfants ?
— Une fille qu’ils ont appelé Cornéliane, puis ils ont adopté Anoki, un petit Ressakan.
— Un quoi ?
— Un habitant d’un pays de l’autre côté des volcans.
— Nous avons finalement trouvé une façon d’y aller ?
— Il n’y a rien à l’épreuve de Nashoba.
— C’est une bonne nouvelle.
— Ils ont aussi adopté un bébé orphelin qui s’appelle Jaspe et ta mère est enceinte.
— Qui ont-ils choisi pour leur succéder ?
— Ta sœur, mais elle est actuellement sous la protection d’un dieu félin.
L’expression confuse de Nayati fit sourire sa mère. Elle lui fit voir tous les membres de son ancienne famille. Atlance, Fabian et Maximilien étaient devenus des hommes. Il trouva Cornéliane particulièrement jolie, mais les deux derniers fils le laissèrent indifférent. Ce qui l’intéressait, c’était ce qu’il avait connu.
— Pourquoi ai-je été retiré du monde des morts ? demanda-t-il en plantant son regard dans celui de Lessien Idril.
— Nashoba a procédé à une incantation destinée à forcer le portail des grandes plaines de lumières pour en libérer l’âme d’un enfant qui lui manquait beaucoup.
— Nemeroff…
— Malheureusement, la procédure ne s’est pas déroulée comme prévu. Il ignorait bien sûr que tu ne partageais pas le repos éternel des humains, mais celui des dieux. Ce sont les portes du hall qu’il a ouvertes. Si les gardiens n’étaient pas intervenus rapidement, nous aurions eu un sérieux problème sur les bras.
— Ce n’est donc pas moi qui ai prémédité mon évasion…
— Non, Nayati.
— Je n’ai donc pas que des idées destructrices.
— Pas jusqu’à présent.
— Mère, croyez-vous qu’une personne puisse changer ?
— Moi, oui.
— Père m’a dit qu’il finira par me renvoyer chez les disparus, mais je veux lui prouver que je ne suis pas le monstre qu’il appréhende. Comment dois-je m’y prendre ?
— En entretenant de bonnes pensées et en chassant les mauvaises chaque fois qu’elles osent apparaître dans ton esprit.
Nayati se retourna et se blottit dans les bras de sa mère. Lessien Idril lui frictionna le dos.
— Ton énergie fluctue, mon chéri. J’imagine que tu ne voudras pas boire l’eau divine dans ton biberon.
Le commentaire fit rire le dieu-dragon.
— Puisqu’à partir d’aujourd’hui, tu n’auras plus besoin de moi pour te nourrir, je vais t’enseigner à le faire toi-même.
Elle emmena son fils dans la forêt, où coulait une source cristalline.
— Il n’y en a pas dans le monde des disparus, se rappela Nayati.
— Ils n’en ont nul besoin.
— Est-ce parce qu’ils en sont privés qu’ils deviennent apathiques ?
— Non, mon petit. Ce sont les vapeurs qui les rendent insensibles.
— Insensibles ou résignés ?
— Bois.
Il forma un récipient avec ses mains et les plongea dans la source. Dès la première gorgée, il se sentit revivre. « Abussos a réussi à me ramener dans son monde parce que mon énergie avait diminué », comprit-il.
— Comment Nashoba réussit-il à rester aussi longtemps dans le monde des mortels sans perdre sa force vitale ?
— C’est qu’il a un corps physique, alors que toi, tu as un corps divin, comme les Immortels. Tu ne pourras jamais vivre dans le même monde que ton ancien père.
— Tout ce que je veux, c’est reprendre ma vie là où je l’ai laissée.
— Je crains que ce soit impossible.
— La stratégie d’Abussos est donc de me laisser vivre ici jusqu’à ce que je ne puisse plus supporter mon isolement, n’est-ce pas ?
— Tu n’es pas seul. Nous sommes là.
— M’aiderez-vous à trouver une façon d’aller voir mes frères au moins une fois avant leur mort ?
— J’y réfléchirai.
— Merci, mère.
Lessien Idril posa la main sur celle de son fils.
— Ton énergie est acceptable.
— Je me sens en effet beaucoup mieux.
— Essayons maintenant de trouver une activité divine qui te permettrait d’exercer tes talents.
— Y a-t-il une bibliothèque dans les mondes célestes ?
— Non, mais je suis certaine que nous pourrions trouver une façon d’emprunter des livres aux mortels, à condition de les retourner, évidemment.
— C’est quelque chose qui me plairait beaucoup.
La déesse-louve le ramena près du feu, où les attendait Abussos.
— Il ne voulait plus du biberon, alors je lui ai montré à se sustenter par lui-même, lui dit Lessien Idril.
— Père, donnez-moi l’occasion de vous prouver que tout le monde peut changer son destin, l’implora Nayati.
— Hum…
— C’est une réponse encourageante, chuchota la déesse à l’oreille de son fils.
Abussos alluma sa pipe du soir en observant le jeune dieu. Nayati le sentait fouiller dans sa tête et dans son âme, mais il ne s’y opposa pas. Il voulait survivre.